samedi 15 avril 2017

A la recherche d'Henri Tomasi

"La tombe du compositeur Henri Tomasi est située au bout de l'allée en contrebas du portail".



Deux fois déjà je m'étais rendu dans le vieux cimetière de Penta di Casinca à la recherche de la tombe du grand musicien corse. Et deux fois déjà j'avais erré en vain dans ces allées doucement vallonnées et ombragées par des arbres vénérables, écartant de grandes fougères en quête du mémorial. La Méditerranée, pourtant si proche et cependant écrasée par la perspective du surplomb, occupait tout le vaste horizon de l'orient. A l'ouest, l'on devinait à travers les nuages les sommets des montagnes corses lacérées de ravines abruptes.

Au bout de l'allée, dit la plaque. Mais les allées ne manquent pas dans ce lieu apaisé. J'en avais explorées plusieurs, déchiffrant les noms sur les caveaux, m'efforçant d'ouvrir sans dommage maints portails mangés par la rouille. J'avais voulu demander de l'aide : personne ne se montra dans l'ancienne église San Michele qui veille depuis tant de siècles sur le Campo Santo. Une belle maison, nichée au bout du cimetière, était restée tout autant silencieuse.

La troisième visite fut la bonne. Mon regard fut cette fois-ci attiré par une lyre stylisée ornant l'entête d'un portail. Je fis jouer avec prudence le vieux verrou et pénétrai dans un carré que j'avais déjà visité en vain. Je savais qu'aucune tombe ici ne portait le nom d'Henri Tomasi. Mais j'étais sûr que la lyre m'indiquait le bon endroit. Me souvenant de l'indication sibylline "en contrebas du portail", je me tournai vers le mur où l'entrée avait été pratiquée. Le mémorial de Tomasi était bien là, dans son émouvante simplicité.

Une plaque de marbre, fixée à même la paroi, rend hommage à l'artiste.

Henri TOMASI
1901 - 1971
En cette terre de Casinca, terreau de ses ancêtres,
reposent les cendres de l'un des plus éminents compositeurs
et chefs d'orchestre du XXème siècle.
Son œuvre musicale sut glorifier la Corse et
magnifier les textes des plus grands écrivains.

Un extrait de Retour à Tipasa, d'Albert Camus, complète l’inscription :

Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin
qu'il y avait en moi un été invincible.
O lumière ! O vibrante lumière !

Au pied de cette évocation, une deuxième plaque a été posée, avec quelques notes extraites du mélodrame composé par Tomasi sur le beau texte de Camus, et cette nouvelle exhortation : Ô Lumière !

L'imploration est heureuse, tant l'art de Tomasi, tout en clarté et équilibre, semble voué à la lumière et se ressent d'un humanisme sincère. Il compose, pendant la terrible année 1942, le Requiem pour la paix "Dédié aux martyrs de la résistance et à tous ceux qui sont morts pour la France" et met en musique en 1959 un remarquable écrit de la Résistance - et sans doute l'un des plus beaux - avec le drame lyrique le Silence de la Mer, d'après Vercors. Son inspiration, loin d'être celle d'un folkloriste facile centré sur l'île de ses ancêtres, nous mène aussi bien au Extrême Orient, en Afrique ou en Amérique Latine, tandis que son goût pour les modes anciens, grégoriens ou tournés vers la Grèce antique, révèle l'étendue de ses affinités spirituelles. L'un des sommets de son œuvre est l'étonnante Symphonie du Tiers-Monde (1968) traversée de bruits de chaînes et de révoltes et qui s'achève par un immense cri d'espérance.

En 2001, pour le centenaire de l'artiste, Claude Tomasi a fait transférer en Corse les cendres de son père, décédé trente ans plus tôt et alors enterré à Avignon. L'on trouvera des informations de première main sur cet événement et la vie du musicien aux adresses suivantes :


et naturellement sur le site consacré à cette grande figure de la musique du XXe siècle, où l'on pourra trouver une mine de renseignements et écouter des extraits musicaux :


Le chemin vers ce mémorial - qui n'a pas la forme d'une tombe, raison pour laquelle je ne sus le trouver dans mes deux premières tentatives - mérite sans doute quelques éclaircissements. Il faut quitter la route nationale 198 (aujourd'hui rebaptisée route territoriale 10) à hauteur de San Pancrazio, à une trentaine de kilomètres au sud de Bastia, pour entreprendre une étonnante montée en virages aigus vers Penta.



Cette admirable commune de la Casinca a conservé le charme unique d'un passé toujours vivace. L'on ne visite pas ici une de ces cités-musées qui vous étreignent par leur froideur sclérosée. Penta l'exceptionnelle a su rester simple, et l'âme sort grandie d'une simple promenade entre ces vieux murs où niche l'émouvante église San Michele.

Vue de Penta di Casinca depuis la route D6

Village classé
Le vieux cimetière se trouve un peu plus loin. Emprunter la rue Pojoletta puis tourner à gauche sur San Michele, qui passe entre deux piliers d'un ancien aqueduc.

L'aqueduc sur la rue San Michele

On longe alors le vieux cimetière. Peu avant la fin de la route, une plaque indique la présence de la tombe d'Henri Tomasi.

Vieux cimetière : plaque indiquant la "tombe" d'Henri Tomasi

La voie est trop étroite pour laisser la voiture, mais la place ne manque pas au bout de la route (où l'on pourra faire demi-tour). A partir de la plaque, il faut gravir les marches et continuer tout droit sur le sentier, fermé par la grille déjà mentionnée :


Le portail à la lyre

Le mémorial Henri Tomasi, presque secret entre les frondaisons

La plaque en hommage au musicien

Ô Lumière ! avec un extrait de la partition de Retour à Tipasa (d'après Camus)




Voir sur Google Maps :




mercredi 22 février 2017

Purée amazonienne

La route qui mène en Amazonie a quelque chose de déconcertant. Là où on imagine une piste entravée de troncs sinueux, qu'il faudrait contourner en prenant garde aux anacondas tapis dans les frondaisons, se trouve un bête chemin de terre plutôt rectiligne et dénué de tout pittoresque. Et encore, je fais part de souvenirs déjà anciens. Aujourd'hui, un ruban de bitume soigneusement bordé de barrières de sécurité a dû remplacer le chemin rocailleux.

Roger et moi revenions au long de cette fameuse piste de Puerto Misahuallí, bourgade baignée par le Rio Napo. Le trajet ne présentait pas de difficulté particulière et quand nous vîmes deux autochtones nous faire des signes depuis le bas-côté, c'est sans la moindre hésitation que nous stoppâmes pour les prendre à bord. Les deux types, munis de paniers de fruits, désiraient se rendre à quelques kilomètres de là. Une conversation bénigne, comme toutes celles que l'on peut avoir avec des passagers réunis par le hasard, s'était engagée. Mais seul l'un des deux gars parlait. Je ne voyais pas, dans mon rétroviseur, la tête de l'autre. Allez savoir pourquoi, il s'était réfugié dans un mutisme obstiné, laissant le soin à son compagnon d'assurer l'art de la conversation.

Purée de mangue (c) http://mybeautifuldinner.com/recette/le-meilleur-mango-bowl/


Celle-ci tourna court. Au beau milieu de nulle part, le passager bavard nous demanda de nous arrêter, certifiant que leur destination était atteinte. Un peu étonné de cette précipitation, je stoppai la Peugeot, refusai la traditionnelle obole que les auto-stoppeurs payent dans ce pays, et voulus descendre aider nos passagers à reprendre leurs paniers de fruits. "Inutile ! merci !" fut la réponse précipitée et, étonnés, nous vîmes les deux gaillards s'activer, fuyant presque, vers on ne sait quel repaire.

Déconcertés par cette disparition subite, nous reprîmes la route. Mais une odeur douce-amère flottait dans l'habitacle et nous chatouillait désagréablement les narines. "Ils ont dû oublier des fruits trop mûrs", supposa Roger.

J'arrêtai la voiture pour jeter un œil à l'arrière. Un détail me frappa : une tâche orangée dégoulinait dans le dos de mon siège de conducteur. Le passager muet aurait-il par mégarde frotté l'un de ses fruits ? Mais Roger avait vu autre chose. Tout le sol était recouvert d'une purée brunâtre, exhalant son parfum âcre de mangue prédigérée. Le type avait vomi avec abondance, noyant la douce moquette de la 405 sous une épaisse couche de bouillie qui, nous nous en rendions compte maintenant que nous étions penchés sur le forfait, exhalait une abominable odeur de bile.

Je suis redevable devant l'éternité à Roger d'avoir pris sur lui le nettoyage de cette ignominie, tant l’écœurement m'avait amené au bord de la syncope. La main passée dans un vieux sac plastique, il vida l'auto de la majeure partie du bouillon infernal, le ramassant à force de pelletées clapotantes.

Nous avions rendez-vous avec un autre ami dans un restaurant de brousse. Nous fûmes alors abordés par un Français qui désirait aussi se rendre à Quito, un de ces baroudeurs-voyageurs qui avaient la fortune de courir le monde en comptant sur la générosité des gens. Nous l'avertîmes que le sol sur lequel il poserait les pieds était souillé de façon innommable. Mais l'homme n'en avait cure, et en effet, il fit tout le voyage les chaussures baignées par le restant de bol alimentaire, à la place même où le malade avait rendu tripes et boyaux. Cela ne le découragea nullement de nous narrer, pendant de longues heures, les paysages fabuleux par lui découverts dans les îles enchanteresses du Pacifique, alors que de prégnantes effluves de bile âcre saturaient l'habitacle.

mercredi 15 février 2017

Le benêt des frontières

J'ai un truc pour passer les frontières. Je prends mon sac sur l'épaule et adopte les traits d'un parfait naïf, un peu niais, foncièrement inoffensif. Si j'ai une casquette, je la rabats sur l'arrière de la tête pour accentuer l'apparence de l'imbécile bénin.

Que l'on me croie ou non, j'ai passé ainsi sans aucune encombre la frontière entre le Maroc et l'Espagne, quand tous les touristes - je dis bien tous - étaient soigneusement contrôlés et sommés de dépiauter leurs sacs devant des policiers pointilleux. Ayant décidé de ne pas attendre comme le commun des voyageurs, je pris le fameux air à la Bourvil et, déambulant comme le plus ingénu des ravis, le regard vaguement porté sur un horizon flou et le sourire comblé par Dieu sait quelle pensée éthérée, je dépassai toute la rangée d'un pas placide sans être nullement inquiété.

J'ai utilisé la technique avec succès maintes fois, même en Europe avant que Schengen n'ouvre les frontières. Bien entendu, en de telles occasions, je ne passais pas inaperçu. Je sentais bien se poser sur moi le regard questionneur des douaniers. Mais pas un ne bronchait. Inutile, pensaient-ils sans doute, de perdre du temps à fouiller un tel ingénu. Ce en quoi ils avaient raison, car jamais je n'ai tenté de passer en fraude quoi que ce soit de répréhensible. Ma démarche n'était donc pas celle d'un hypocrite. Elle ne faisait qu'accentuer un peu l'aspect bonasse des traits de ma jeunesse, dans le but de faire gagner du temps aussi bien au fouillé qu'au fouilleur.

La méthode du benêt inspirée par le brave soldat Chvéïk s'est toujours montrée redoutable. Mais il arriva qu'en Amérique du Sud l’entourloupe se retournât contre moi.

(c) http://www.elcomercio.com/actualidad/puente-rumichaca-cerrado-domingo-plebiscito.html

Je passai ainsi à pied le pont de Rumichaca, qui relie l'Equateur à la Colombie, le visage empreint de la plus tendre bénignité dont j'étais capable. Personne n'y trouva rien à redire, si bien que me voilà pénétrant hardiment en territoire colombien, sans que mon passeport ne se vît tamponné du visa indispensable à tout étranger. Clandestin malgré moi ! Cet oubli des autorités, encouragé par mon comportement de jeune cuistre, allait me causer bien des tracas. Quand je voulus prendre l'avion à San Juan de Pasto, deux armoires à glace me bloquèrent l'accès à la piste, m'intimant l'ordre de retourner au poste frontière. Il fallut l'intervention du pilote, venu en personne réclamer le passager manquant, pour que les deux gorilles, échangeant un regard de connivence, acceptassent de me laisser embarquer, contre la promesse expresse d'arranger ma situation à Cali.

Mais à Cali, rien ne devait s'arranger. Un gratte-papier d'une administration obscure se débarrassa de moi en m'envoyant consulter je ne sais quel haut gradé de l'aéroport. Je trouvais ledit colonel, absorbé à lutiner une Colombienne à la peau mate tendrement lovée sur ses genoux. Tout ce que ce Casanova des tropiques trouva à me conseiller, c'est de repasser la frontière dans l'autre sens, et sans davantage m'arrêter aux points de contrôle, le jour où je repartirais. Bref, un officiel bardé de galons m'enjoignait de violer la loi.

C'est ce qui devait arriver. Vaguement inquiet tout de même, car cette fois-ci j'avais quelque chose à me reprocher, j'empruntai le fameux pont dans l'autre sens, affectant l'air béat qui ne m'avait que trop bien réussi la fois précédente. Si nul douanier ne m'arrêta, je fus abordé par deux gars en civil qui avaient l'air de se balader sur le pont. Ils me montrèrent fugitivement leur carte officielle, sur laquelle je ne pus distinguer qu'un dessin de condor, ce qui ne voulait pas dire grand chose, les deux pays ayant pris cet animal comme emblème. L'alternative était claire. Si j'avais affaire à des Colombiens, les pitres tracas s'annonçaient. Mais ils devait s'agir d’Équatoriens, car quand j'exhibai, non pas mon passeport fautif, mais le petit livret rouge qui attestait mon affiliation à l'ambassade, le ton des deux Cerbères s'adoucit. "Embajada de Francia, uh ?" gloussait le plus petit des deux, innocemment accoutré comme un Mario Bros des Andes, tandis que le grand échalas qui lui servait de compère me dévisageait intensément.

Ayant montré patte blanche, je pus continuer ma marche, les jambes légèrement cotonneuses. Une ultime épreuve m'attendait. Un autre contrôle était prévu à l'embarquement de l'aéroport de Tulcán. J'étais certes en territoire équatorien, mais rien ne saurait apaiser mes tracas avant mon retour dans le douillet appartement qui m'attendait à Quito.

La chance allait me sourire. Le contrôle des passeports était assuré par une jeune Équatorienne aux traits sévères, qui se fendit d'un sourire radieux quand je lui présentai mon document de l'ambassade. "Oh, tu t'appelles Alain ! Comme Alain Delon !" Fort de cet atout inattendu, et en bénissant mes parents qui ne m'avaient pas prénommé Archibald ou Théodore, je me laissais bercer par le marivaudage de cette accorte personne au charme rehaussé par le port de l'uniforme. Nullement affectée par les autres voyageurs qui piétinaient derrière moi, elle me fit part de sa passion pour la France, son art et ses ressortissants, tant et si bien que pus finalement embarquer, nullement contrôlé dans les règles mais étreignant comme un porte-bonheur le numéro de téléphone de ma sauveuse inespérée.

mercredi 8 février 2017

Le sandwich de la honte

La première fois que je mis les pieds dans un Subway, je n'avais aucune idée de ce que j'allais y trouver, mais bon, passer commande d'un sandwich dans un fast-food qui vend des sandwiches ne me semblait pas représenter une tâche insurmontable.



C'était midi et il y avait foule. Juste devant moi, dans la queue, se trouvait un couple. Mais que faisait une jeune femme d'apparence si aimable avec un tel type, un genre de bobo hi-tech vaniteux ? J'avoue avoir toujours été méfiant avec ce genre d'individus. Je contemplais ses mèches rastas et sa surveste ethnique alors qu'il jetait de temps à autre un œil vers son dernier modèle d'I-Phone, qu'il manipulait d'un geste alerte du pouce. Mais ce qui m'énervait au plus haut point, ce sont les regards complices qu'il échangeait avec la demoiselle, une si charmante jeune fille tombée, hélas, sous le charme de ce révolté de Desigual. Comment ce drôle peut-il avoir un tel succès ? J'en étais effondré.

Je tenais ma revanche. Là-bas, à l'accueil du Subway, une employée appelait le gars. "Client suivant s'il vous plaît ! Monsieur !" Mais le type, un vrai modèle de mal embouché, plongé dans on ne sait quelle discussion écolo-équitable avec sa jeune compagne, ne bronchait pas. Je le fixais avec un air entendu, bien décidé à ne pas lui dire qu'il était appelé. Car là-bas, l'employée du Subway continuait à héler. "Hé ! Monsieur ! c'est à vous. Votre commande s'il vous plaît !"

Je me délectais de la situation. Le jean-foutre solidaire était au-delà de toute incorrection. Il poursuivait son babillage avec la jouvencelle à la face d'ange, sans se préoccuper le moins du monde de la file d'attente qui commençait à gronder. Un tel comportement méritait un juste châtiment, et, un sourire aux lèvres, je continuais à observer le couple. Car les appels se faisaient impérieux. "Eh ! Vous, là ! c'est pas possible, il est sourd ce mec-là, ou quoi ?"

Soudain, je me figeai. Le bobo aux dreadlocks, tourné vers moi, me dévisageait. Et il proféra devant ma face interdite : "Eh, vous ne voyez pas qu'elle vous appelle depuis tout à l'heure, la dame ?"

Une cape de honte s'abattit sur moi. Comment pouvais-je savoir qu'au Subway, les habitués passent leur commande en trois mots et attendent leur commande dans la file ? Je ne sais plus ce que je pris ce jour-là, ni comment je l'ingurgitai, accablé par la flétrissure et ruminant d'amères pensées contre mes préjugés, fussent-ils à l'encontre d'un bobo m'as-tu-vu.

mercredi 1 février 2017

Journal d'un salarié - Le rachat

Le petite boîte de service qui m'employait bruissait d'une rumeur insistante et feutrée. Songez donc, le grand groupe SuperGigaTech, côté en bourse et bardé de références prestigieuses, était sur le point de nous racheter. Nous, pauvres informaticiens heureux de décrocher çà et là des contrats mal ficelés qu'il fallait bien honorer au prix de douloureux dépassements d’horaires, avions retenu l’attention du Bon Gros Géant. Nous nous faisions l'effet d'une Cendrillon courtisée par un Prince descendu exprès de son fier destrier. Décidément, que rêver de mieux pour la société SolussInfo, la solution qu'il vous faut, comme le proclamait si joliment notre devise presque immémoriale ?

On ne parlait que de ça. Les réunions de service étaient consacrées à notre avenir au sein d'un grand groupe. La perspective donnait à nos pauses déjeuner l'avant-goût d'un festin mémorable. Nous ne serions plus désormais des artisans bricoleurs de solutions précaires, avec ces lignes de codes développées à la va-vite pour respecter les échéances, nous car nous serions admis dans la cour des Grands Prestataires de Service en Système d'Information.



Notre staff de direction s'inquiéta de l'agitation qui s'était emparée des équipes. Avec raison : les tractations étaient secrètes, et devaient le rester. C'est que la moindre fuite pouvait tout faire échouer. Le nom même de SuperGigaTech devait rester caché, car la concurrence, toujours à l'affût, n'aurait pas pardonné cette sorte de délit d'initié et la moindre indiscrétion promettait mille complications pour entraver la marche des choses. Il fallait tout faire pour que ce projet de rachat officieux restât caché.

La rumeur, cependant, était si vivace, qu'il fallait une ferme reprise en mains pour préserver le semblant de confidentialité qui entourait les âpres négociations. Aussi, la Direction fit un communiqué. Une belle prose, et je le dis sans aucune arrière-pensée. Le texte, tout en faux semblants et avec force usage du conditionnel, laissait en effet entendre que certains changements pourraient avoir lieu, sans qu'aucun engagement d'aucune espèce ne soit encore conclu, et qu'il fallait donc mettre fin à ce qui était qualifié de vaines spéculations. Et surtout, il fallait éviter de citer le nom de tel ou tel partenaire potentiel (ainsi était désigné l'ogre qui s'apprêtait à nous avaler tout crus), car la moindre fuite dans ce domaine signerait le fiasco de tout le projet. Voudrions-nous, oui ou non, profiter de cette chance unique d'ouvrir de nouveaux horizons ?

Un superbe morceau de rédaction en vérité, nourri de termes choisis et soigneusement pesés, fruit d'années de hautes études dans les plus prestigieuses écoles du pays, voici ce que notre sage Direction avait choisi de communiquer à tous ses employés par l'envoi d'un message électronique.

Mais une chose avait été oubliée. Quand le texte officiel et bichonné dans ses moindres détails fut donné à la secrétaire, celle-ci s'aperçut au moment d'envoyer le mail que son objet était resté vide. Elle fit preuve d'initiative et le compléta d'une courte phrase. C'est ainsi que nous reçûmes tous ce communiqué longuement mûri, précédé de l'objet : "RACHAT DE SOLUSSINFO PAR SUPERGIGATECH".

Alain CF

Evidemment authentique. Les noms ont été changés.

mercredi 25 janvier 2017

L'ogre du Nil

J'ai longtemps affecté d'être un touriste différent et de fuir les foules de visiteurs. Au Caire, j'explorai seul la place Tahrir, bien avant que le Printemps arabe ne la mette à la Une de tous les journaux, allais fureter çà et là au hasard des ruelles de la métropole. Je voulus entrer dans un bistrot fréquenté par les locaux, pour y savourer un thé, à l'instar des gens du lieu. Il s'agissait pour moi de saisir un peu du quotidien ordinaire, loin des clichés des guides de voyage. Las, le patron m'apporta avec déférence une tasse d'eau chaude et un sachet de Lipton, en tout point identique à ceux que l'on trouve en rayons chez nous. Je me confondis en remerciements avant d'absorber en feignant mille délices le breuvage au goût prononcé de chlore, sous les regards attentifs de mes voisins de table. J'appris plus tard que les étrangers étaient ainsi honorés, tant leur offrir le thé ordinaire des Égyptiens était inconcevable.

(c) http://nikon-sevast.blogspot.fr/2015/02/le-geant-de-la-vallee-des-rois-carlo.html

Je repris mes promenades guidées par le hasard, quand un rude gaillard se mit en travers de mon chemin. Il me bloquait tout simplement le passage et attendait je ne sais quoi. "Excusez-moi, monsieur", dis-je en français, à la fois pour lui indiquer ma nationalité et faire preuve de politesse. L'autre se fendit d'un large sourire. "Français ! j’adore la France ! Mon frère a travaillé à Lyon". Il me tendit la main en un geste fraternel, et je fis de même en digne porteur du flambeau de l'amitié entre les peuples. Mauvaise idée : l'autre m'empoigna comme dans un étau et cette montagne de muscles se mit à m'entraîner. "Viens chez moi ! tu es mon invité !" Résistant tant bien que mal, je faisais jouer toute mon inertie pour me défaire du piège, en improvisant tout ce qui me passait par la tête en guise de dénégation. "Non, merci, je n'ai pas le temps, je suis attendu". L'idée de me retrouver dans je ne sais quel repaire en compagnie de cet ogre du Nil ne m'inspirait que des pensées funestes. Mais l'autre continuait à me tirer par le bras, sous le regard amusé des Cairotes qui contemplaient un gringalet d'Européen en pantalons courts happé par le colosse du lieu.

Mes récriminations finirent par porter. Le géant me lâcha et, joignant le geste à la parole, me fit comprendre combien son cœur était blessé de mon refus. Je compatissais bien volontiers, en affirmant qu'en d'autres circonstances, goûter un moment en sa compagnie aurait représenté le summum de la félicité. Avec regret il me tendit la main pour prendre congé. Je fis l'erreur de la serrer, car immédiatement, le type l'avait de nouveau emprisonnée, et s'employait à me tracter sur le trottoir, tout-à-fait de la façon que l'on mène les bestiaux, en clamant à qui voulait l'entendre que j'étais son invité, que la France était son pays de cœur, parmi d'autres imprécations en arabe qui m'échapperaient pour toujours.

Usant de toute ma volonté, je parvins à me défaire de son étreinte, clamant que non, décidément, je ne voulais pas aller chez lui, ni où que ce soit. Le malabar affectait la plus sincère affliction et se répandait en supplications, mais pour le coup, j'avais ma dose. Je le saluai d'un geste bref et tournai les talons, laissant ce prédateur sournois retourner à son affût de touristes égarés.


mercredi 18 janvier 2017

Journal d'un salarié - Le prénom

SolussInfo, il faut le reconnaître, avait ses règles, écrites ou non. L'une d'entre elles - et sans doute l'une des plus aimables - consistait à accueillir comme il se doit tout nouvel arrivant, en lui remettant un paquetage de survie en principe suffisant pour passer sans trop d'encombres les premières journées dans sa boîte d'accueil, et avec l'espoir secret qu'il ne se décide pas à déguerpir tout de suite. Ce n'était pas grand chose, sans doute, car matériellement ce paquetage n'avait guère de valeur ; mais tout nouvel embauché vous le confirmera, il est appréciable de se voir expliquer des trucs tout bébêtes quand on découvre un milieu inconnu : où vais-je manger, qui tient l'armoire à fournitures, au bout de quel couloir se trouve le petit coin, etc.


Parmi ces actions de bienvenue, il y avait la déclaration d'un identifiant d'utilisateur pour accéder au réseau informatique. Tous ces codes tenaient sur six caractères : il suffisait de prendre les trois premières lettres du prénom et du nom, de les accoler, et voilà, un nom d'utilisateur était créé, vous servant désormais de sésame pour les accès réseau, les procédures RH et autres joyeusetés de la vie en entreprise. Ainsi, un certain "Philippe Meynard" n'était plus connu que sous le mnémonique de "phimey". Moi, j'étais "alacho". Bref, sympa, rapide, pratique, tout pour plaire.

Jusqu'au jour où l'on nous annonça l'arrivée d'une nouvelle recrue, en remplacement d'une ex-collègue qui "avait cru bon d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte" (comme nous l'annonça avec une moue de dédain le chef de service). Nous étions impatients de souhaiter la bienvenue à notre nouvelle compagne d'infortune, tant nous intriguait quelqu'un pour qui la perspective de tisser des lignes de code à longueur d'année n'était pas encore un cauchemar éveillé.

Patatras, nous ne pûmes jamais la voir. Ou, plus exactement, nous ne vîmes jamais son visage, car le jour de son arrivée elle surgit comme un diable de la salle informatique, les deux mains sur la face en s'efforçant de réprimer de gros sanglots. "Me faire ça à moi !" gémissait celle qui avait failli être une collègue, se dirigeant droit - et pour toujours - vers la sortie.

"Qu'est-ce que tu lui as fait ?" vociféra le chef de service en empoignant le cou encravaté du responsable informatique.

"Bêê mais rien", chevrotait l'autre comme s'il voulait rendre hommage à monsieur Seguin. "Je comprends pas, je t'assure. J'étais en train de lui présenter son pack de bienvenue." En réajustant sa cravate, il continuait. "Les femmes sont bizarres. Allez savoir ! Je venais pourtant de lui donner son identifiant informatique, à cette Salma Lopez".


mercredi 11 janvier 2017

Gonflé

Jamais, je crois, je n'ai revu d'eau si pure qu'aux Galapagos. Assis à l'arrière d'un bateau, les pieds baignés par une eau tiède, je discernais tous les détails d'un fond arc-en-ciel. De grandes anémones doucement bercées par le flux saluaient avec bonhomie des madrépores aux bras hérissés. Des labres géants roulaient nonchalamment leur bosse proéminente, nullement dérangés par le vol aérien des mantas. Il arrivait qu'un couple de lions de mer, filant comme des flèches brunes, traversât la scène en jouant dans l'onde.

Mais il y avait aussi des tétraodons, poissons à la face carrée qui venaient disputer aux pélicans les restes de cuisine. Le tétraodon est aussi moche que son nom le laisse supposer. Son mufle hideux paraît sorti d'une usine de bagnoles soviétiques. Deux yeux globuleux couronnent cette motte de beurre mal dégrossie qui lui sert de corps, propulsé par des bouts de nageoires risibles qu'il fait voleter à toute allure pour en compenser le rachitisme. Et sa gueule est munie de dents toutes plates et redoutables.

(c) http://www.snorkelingpattaya.com/blog/fish/puffer-fish.html

C'est ce que je compris quand l'un de ces bestiaux, attiré par mes pieds mollement baignés, s'en vint tout simplement me croquer un bout d'orteil. La sale bête ! Le mouvement de douleur me fit perdre une sandale qui alla, en tournoyant comme une samare, se poser doucement au milieu des madrépores. L'ignoble bestiasse ne m'avait heureusement arraché qu'un bout de peau, mais je déplorais la perte de la précieuse tong, ce qui m'obligerait dorénavant à cheminer précautionneusement pieds nus dans les îles volcaniques hérissées d'aspérités tranchantes.

Mais je devais me venger. Sur le bateau, mon ami Bruno et moi avions trouvé une canne à pêche munie d'un vieil hameçon. Estimant à juste titre que le poisson ne devait pas être bien farouche dans cet archipel, nous nous mîmes tout de suite à l'ouvrage, après avoir amorcé avec un reste de porc trop cuit. Le fil se tira aussitôt. Une prise assez lourde, quoique pas batailleuse pour un sou, avait été tentée par le bout de gras. Elle atterrit avec un gros plouf sur le pont, exactement entre Bruno et moi. Je reconnus aussitôt le tétraodon à la face de camion. Le machin gigotait pitoyablement par terre, et je m'apprêtais à le délivrer.

Mais un son incroyable sortit de l'ignoble animal. Un son comme jamais je n'en avais entendus dans la nature. Un bruit d'aspirateur. Que l'on me croie ou non, cette cochonnerie informe aspirait l'air de toutes ses forces, gonflait tant et plus sous nos yeux ébahis jusqu'à prendre la forme d'un ballon. Sans doute influencé par de mauvais films de science-fiction, je hurlai : "aux abris ! il va exploser !". La perspective de me retrouver constellé de tripes de poisson m'avait en un éclair traversé l'esprit. Bruno et moi avions reculé de quelques mètres, l'avant-bras en travers du visage, le regard plissé dans l'attente de la catastrophe, tandis qu'un vent de panique faisait s'égailler dans les coursives touristes en bermudas et chemises à fleurs .

Le tétraodon n'explosa pas. Ayant atteint le maximum de son diamètre, il se mit à se dégonfler tout aussi soudainement dans un navrant bruit de baudruche, redevenant l'ignominie flasque que nous avions si hardiment hissée à bord. Ses yeux torves roulaient en une misérable imprécation. D'un réflexe digne de Tom Cruise dans Mission Impossible, je me précipitai sur ce cauchemar de la nature, décrochai l'hameçon et rejetai le truc encore frétillant dans l'océan. Nous le vîmes rejoindre ses congénères avec toute la force de ses nageoires ridicules, nous promettant solennellement de ne plus importuner la faune des Galapagos.

mercredi 4 janvier 2017

Injustice aveugle (à la fac de sciences)

Le semestre était déjà bien avancé quand on nous annonça le remplacement du prof de physique mécanique. Plus exactement, les cours allaient être repris par leur enseignant légitime, en lieu et place du sous-fifre de troisième zone qui officiait jusqu'alors.

Je précise que l'Université que je fréquentais était l'une des plus prestigieuses de France, digne de la grande métropole régionale qui l'hébergeait. Nous attendions donc beaucoup des cours magistraux qui allaient enfin élucider les mystères d'une matière phare de notre cursus.

L'amphithéâtre était plein pour honorer le premier cours de M. Karmann. Il avait un peu de retard, mais il est vrai qu'en fac la ponctualité n'était pas une règle d'airain. Cette attente ne faisait qu'accroître notre impatience.

La porte du fond s'ouvrit enfin. Un homme d'une cinquantaine d'années, vêtu de la traditionnelle blouse blanche, s'introduisit à pas précautionneux dans la grande salle, jaugeant du bout du pied la planitude de l'estrade pour gravir à pas comptés les quelques marches qui  l'amèneraient à sa chaire. Avec un grand sourire, il se tourna vers nous - ou, plutôt, il sembla fixer d'un air béat un point vague situé par-delà les derniers rangs de l'amphithéâtre, quelque part dans un coin éloigné de la grande salle - et proféra un joyeux "Bonjour chers étudiants, je suis monsieur Karmann".



Une rumeur teintée d'inquiétude lui répondit. Sans se départir de son air gai, le prof se retourna, s'approcha du tableau noir en évaluant d'une main la distance qui le séparait de celui-ci, et de l'autre extirpa une craie de sa poche. Il traça sans hésiter trois lignes sur le tableau, avec l'aisance que donne une longue expérience des schémas de mécanique physique, formant de la sorte un grand triangle qu'il orna en son centre d'un D majuscule.

"Bien", déclama Karmann, se tournant non pas vers l'assemblée mais vers l'un des murs de l'amphi. "Voici un repère orthonormé direct de centre O".

Une muette stupeur était tombée sur l’amphithéâtre. Ce que le prof au large sourire appelait "repère", terme qui désigne une figure où trois axes se coupent en un même point, était un triangle tout moche et tout tordu. Le O mal fichu qu'il avait adjoint à son oeuvre en guise d'origine avait toute l'apparence d'un D atteint d'une maladie des os en phase terminale

Quelqu'un murmura : "ma parole, il est aveugle". Un prof aveugle, dans cette discipline où le schéma était au centre de tout ? Impossible. Et pourtant, quand M. Karmann, sans se départir de son sourire si bienveillant, se mit à effacer consciencieusement une partie vierge du tableau avant de gribouiller un nouveau schéma à l'endroit précis où restaient tracés ses barbouillages précédents, achevant de rendre incompréhensible un cours qui n'avait plus de magistral que son inintelligibilité, l'évidence ne pouvait plus être niée. La prestigieuse fac avait désigné un aveugle comme prof principal d'une discipline visuelle.

Par égard au handicap du pédagogue, les étudiants firent taire leurs remarques. Plusieurs cours encore, nous eûmes droit aux mêmes barbouillis incompréhensibles et enchevêtrés, dessinés à tâtons avec cette obstination que donne l'enthousiasme, tandis que le prof discourait pour des esprits invisibles.

Mais les examens approchaient et un vent de révolte se leva : nous exigions tout du moins un support de cours où les repères orthonormés directs auraient l'apparence de repères orthonormés directs. Il paraît curieux que cette requête sans doute légitime ait soulevé une farouche opposition de la part de l'équipe enseignante, mais je peux assurer que l'idée ne fut pas facile à faire passer ; finalement, nous eûmes gain de cause et l'un de mes camarades eut la joie d'être désigné correspondant privilégié de M. Karmann. Régulièrement, il se rendait dans son  bureau pour noter - ou s'efforcer de noter - le contenu des cours et les distribuer ensuite aux étudiants atterrés.

Cette année-là, les partiels donnèrent des résultats tièdes. Le barème dut être abaissé pour refléter le défaut de compréhension d'étudiants décidément incapables pour la plupart de décrypter les arabesques ésotériques du tableau noir et que les photocopies de cours peinaient à élucider.

Je fis partie des repêchés à l'oral, et passais avec succès l'examen. Mais je dois à la vérité que tous les repêchés furent admis : quand je me présentai pour l'épreuve, je m'aperçus bien vite que chaque élève avait pris soin de se munir de notes écrites qu'il feuilletait sans vergogne sous le nez du professeur avant de répondre très précisément à ses questions. Car, côté jury, seul M. Karmann était présent ; et, d'exclamations en louanges, avec un sourire toujours plus large, il ne cessait de féliciter ses étudiants chéris qui avaient si bien préparé leur examen de rattrapage.