mercredi 4 janvier 2017

Injustice aveugle (à la fac de sciences)

Le semestre était déjà bien avancé quand on nous annonça le remplacement du prof de physique mécanique. Plus exactement, les cours allaient être repris par leur enseignant légitime, en lieu et place du sous-fifre de troisième zone qui officiait jusqu'alors.

Je précise que l'Université que je fréquentais était l'une des plus prestigieuses de France, digne de la grande métropole régionale qui l'hébergeait. Nous attendions donc beaucoup des cours magistraux qui allaient enfin élucider les mystères d'une matière phare de notre cursus.

L'amphithéâtre était plein pour honorer le premier cours de M. Karmann. Il avait un peu de retard, mais il est vrai qu'en fac la ponctualité n'était pas une règle d'airain. Cette attente ne faisait qu'accroître notre impatience.

La porte du fond s'ouvrit enfin. Un homme d'une cinquantaine d'années, vêtu de la traditionnelle blouse blanche, s'introduisit à pas précautionneux dans la grande salle, jaugeant du bout du pied la planitude de l'estrade pour gravir à pas comptés les quelques marches qui  l'amèneraient à sa chaire. Avec un grand sourire, il se tourna vers nous - ou, plutôt, il sembla fixer d'un air béat un point vague situé par-delà les derniers rangs de l'amphithéâtre, quelque part dans un coin éloigné de la grande salle - et proféra un joyeux "Bonjour chers étudiants, je suis monsieur Karmann".



Une rumeur teintée d'inquiétude lui répondit. Sans se départir de son air gai, le prof se retourna, s'approcha du tableau noir en évaluant d'une main la distance qui le séparait de celui-ci, et de l'autre extirpa une craie de sa poche. Il traça sans hésiter trois lignes sur le tableau, avec l'aisance que donne une longue expérience des schémas de mécanique physique, formant de la sorte un grand triangle qu'il orna en son centre d'un D majuscule.

"Bien", déclama Karmann, se tournant non pas vers l'assemblée mais vers l'un des murs de l'amphi. "Voici un repère orthonormé direct de centre O".

Une muette stupeur était tombée sur l’amphithéâtre. Ce que le prof au large sourire appelait "repère", terme qui désigne une figure où trois axes se coupent en un même point, était un triangle tout moche et tout tordu. Le O mal fichu qu'il avait adjoint à son oeuvre en guise d'origine avait toute l'apparence d'un D atteint d'une maladie des os en phase terminale

Quelqu'un murmura : "ma parole, il est aveugle". Un prof aveugle, dans cette discipline où le schéma était au centre de tout ? Impossible. Et pourtant, quand M. Karmann, sans se départir de son sourire si bienveillant, se mit à effacer consciencieusement une partie vierge du tableau avant de gribouiller un nouveau schéma à l'endroit précis où restaient tracés ses barbouillages précédents, achevant de rendre incompréhensible un cours qui n'avait plus de magistral que son inintelligibilité, l'évidence ne pouvait plus être niée. La prestigieuse fac avait désigné un aveugle comme prof principal d'une discipline visuelle.

Par égard au handicap du pédagogue, les étudiants firent taire leurs remarques. Plusieurs cours encore, nous eûmes droit aux mêmes barbouillis incompréhensibles et enchevêtrés, dessinés à tâtons avec cette obstination que donne l'enthousiasme, tandis que le prof discourait pour des esprits invisibles.

Mais les examens approchaient et un vent de révolte se leva : nous exigions tout du moins un support de cours où les repères orthonormés directs auraient l'apparence de repères orthonormés directs. Il paraît curieux que cette requête sans doute légitime ait soulevé une farouche opposition de la part de l'équipe enseignante, mais je peux assurer que l'idée ne fut pas facile à faire passer ; finalement, nous eûmes gain de cause et l'un de mes camarades eut la joie d'être désigné correspondant privilégié de M. Karmann. Régulièrement, il se rendait dans son  bureau pour noter - ou s'efforcer de noter - le contenu des cours et les distribuer ensuite aux étudiants atterrés.

Cette année-là, les partiels donnèrent des résultats tièdes. Le barème dut être abaissé pour refléter le défaut de compréhension d'étudiants décidément incapables pour la plupart de décrypter les arabesques ésotériques du tableau noir et que les photocopies de cours peinaient à élucider.

Je fis partie des repêchés à l'oral, et passais avec succès l'examen. Mais je dois à la vérité que tous les repêchés furent admis : quand je me présentai pour l'épreuve, je m'aperçus bien vite que chaque élève avait pris soin de se munir de notes écrites qu'il feuilletait sans vergogne sous le nez du professeur avant de répondre très précisément à ses questions. Car, côté jury, seul M. Karmann était présent ; et, d'exclamations en louanges, avec un sourire toujours plus large, il ne cessait de féliciter ses étudiants chéris qui avaient si bien préparé leur examen de rattrapage.

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